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[Théâtre] “La Machine de Turing” de Benoit Solès. Formule magique


"La Machine de Turing”. Photo: Fabienne Rappeneau (c)

Dès sa création à Avignon 2018, il s’est passé quelque chose d’incroyable... comme si toute l’énergie et les informations agrégées par Benoit Solès pendant près de 10 ans avait fourni la matière à une bombe théâtrale qui allait exploser sans qu’on sache ni pourquoi, ni comment le moment venu. Le miracle a eu lieu sous les yeux médusés des spectateurs cet été-là. La vie du mathématicien Alan Turing racontée dans La Machine de Turing est désormais jouée tous les soirs à Paris avec l’auteur et Amaury de Crayencourt dans un Théâtre Michel bourré à craquer avant de retourner à Avignon l’été prochain, de partir faire le tour du monde... Des histoires comme celles-là sont rares. Elles montrent l’évidence d’une chose: il faut croire en ses idées, se battre pour ce qu’on juge important. L’enjeu est parfois plus fort que tout. Bravo pour cette magnifique réussite!


Benoit Solès dans "La Machine de Turing".Photo: Fabienne Rappeneau (c)

Bonjour Benoit. Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser au personnage de Alan Turing... et comment cette découverte a-t-elle changé votre vie ?


Bonjour Philippe. L'idée d’écrire sur lui remonte à 2008, avant la sortie du film “Imitation Game” et même avant sa réhabilitation. Je travaillais sur une pièce dans laquelle il y avait un tableau représentant une pomme et je suis allé surfer sur internet pour trouver tous les éléments possibles sur la symbolique de ce fruit. Je suis tombé sur une page Wikipédia. On y parlait de la pomme de Newton, de la pomme d'Adam et Eve, plein d'infos... et en bas de la page, cette mention étrange: “Alan Turing voir Blanche Neige, voir logo d'Apple...” Qui est cet Alan Turing ? Quel est le rapport entre Blanche Neige, Apple... ?



Bref, je clique et je découvre avec stupéfaction l’existence de ce mathématicien anglais, inventeur - théoricien de l'informatique, casseur de la machine allemande Enigma pendant la Seconde guerre mondiale, gay et condamné pour cela... Et là je suis bouleversé parce que je trouve que le personnage est extraordinairement puissant par ce qu'il a créé, mais aussi par ce qu'il a été: son destin tragique et son côté très romantique lié à blanche neige... Il se suicide en croquant une pomme empoisonné, quel panache ! Et je me rends compte que je n'ai absolument jamais entendu parler de lui. Alors, je me dis qu'il mériterait qu'on lui rende hommage, pourquoi pas à travers une pièce de théâtre - chose que je pense pouvoir faire en tant que comédien - et qu'il serait un grand personnage de théâtre… Voilà. C'est parti comme ça. A cette époque- là, une pétition pour sa réhabilitation en était au tout début et je décide que je vais y participer, à ma façon.

Dans mes recherches, je découvre une biographie de Turing par Andrew Hodges, traduite en français : “Alan Turing ou l'énigme de l'intelligence”. 700 pages! Ce livre est une bible pour moi, sauf que la pièce sera forcément moins fouillée : en une heure et demie, il faut bien simplifier un peu. Le temps passe et la pétition n'aboutit qu’à des “excuses”. Deux années passent et un jour, je découvre qu'un film va se faire sur lui. Leonardo di Caprio devait jouer le rôle à l'époque. Je me dis que l'idée était trop belle et -peut-être à tord- que c'est trop tard. Je passe à autre chose. Le film sort en 2014, pendant ce temps-là, le processus de réhabilitation de Turing avance par d'autres biais. Je vais voir le film, je le trouve très bien, mais il présente le personnage d'une façon un peu plus lisse que ce que j'avais compris. Il “évite” tout ce qui peut faire un peu peur avec Turing : son côté décalé, iconoclaste, sa condamnation pour homosexualité. Le film s’intéresse avant tout au décryptage d’Enigma et le personnage est rendu presque antipathique. Ca m'a redonné envie de montrer “mon” Turing! Et puis, coup de pouce du destin, au printemps 2017, le président du Off d'Avignon, Pierre Beffeyte, me dit : “je cherche un spectacle pour une salle l’année prochaine, as-tu un projet ?” Je me suis donc attelé à une version “Avignon”: 1h20 max, deux acteurs et un décor. Dans ces contraintes d'écriture, j'ai trouvé paradoxalement un cadre dans lequel faire entrer mon histoire. La pièce a séduit le metteur en scène à qui je l'ai proposée, Tristan Petitgirard, et le producteur Thibaud Houdiniere m’a programmé dans une salle bien plus grande : le Théâtre Actuel. À partir de là (juillet 2018), ça a été un certain embrasement : le public, la presse, les programmateurs, tout le monde s'est rué pour voir le spectacle. Un public très large. Chacun à sa façon trouvait une porte pour « entrer dans la vie de Turing », qu’elle soit scientifique, historique ou même, métaphysique ! Il y a quelque chose d'universel dans ce personnage, qui nous touche et nous questionne sur nous-mêmes. Je pense que c'est pour ça que la pièce plaît…

Donc, là, elle cartonne à Avignon et du coup elle enchaîne au Théâtre Michel à Paris...


Oui. Beaucoup de petites fées se sont penchées sur ce projet, comme dans un bon Walt Disney ! Sébastien Azzopardi, le comédien et metteur en scène, qui avait aussi un spectacle à l’ Atelier Théâtre Actuel a vu le spectacle. Il m'a dit : « On va essayer d'acheter le Théâtre Michel, 300 places. Ton spectacle y serait idéal ! » Pour moi, c'était surréaliste d'entendre qu'une pièce que je venais de créer, pour laquelle j'espérais faire une tournée, mais on n'en est jamais sûrs, avait non seulement des dates qui « tombaient » tous les jours, mais qu'en plus elle serait peut-être programmée dès la rentrée à Paris ! (…) Le Michel me paraissait extrêmement adapté, j'avais envie de travailler avec Francis Nani et Sébastien Azzopardi et cette opportunité incroyable, qui n'arrive jamais : on est seulement mi-juillet et début octobre, alors que la pièce démarre tout juste, elle sera à l'affiche à Paris, quasiment dans la continuité d'Avignon... C'est extraordinaire !

"La Machine de Turing" Benoit Solès et Amaury de Crayencour. Photo: Fabienne Rappeneau (c)

Dans la vie, parfois, les planètes s'alignent. Tu te dis : « bien sûr que je le veux, bien sûr que j'ai tout fait pour », mais tu ne comprends pas vraiment pourquoi tout s'aligne à ce point. Alors, tu peux penser que c'est le hasard, ou que ça vient de la qualité du travail. Tu peux penser qu'il y a quelque chose -ou quelqu’un- qui pousse dans ton sens. Je n'en sais rien. En tout cas, j'observe tout ça avec un mélange de joie et d'humilité, parce que ça n’est que du spectacle vivant, du théâtre, une histoire que l’on raconte aux gens... Mais grâce à elle, les gens repartent un peu différents. Souvent, ils me disent: “Bien sûr, on a vu un spectacle instructif, pédagogique, mais on repart surtout avec beaucoup d’émotions, de questions sur la vie, la société, le parcours d'un homme, la quête spirituelle, le rapport à l'amour, à la mort...” Voilà, tout ça, grâce au théâtre !


Revoyez-vous le 1er jour où vous vous êtes assis à un bureau avec un cahier, une feuille ou je ne sais pas pour commencer la pièce ?


Oui. J’en ai fait plusieurs versions. Je suis même arrivé au bout d’une, que j'avais fait lire à un copain. Elle n'avait pas grand chose à voir avec la pièce d'aujourd'hui. Elle tournait autour de la psychanalyse. Après, je suis allé au bout d'une autre version, qui était celle-là complètement axée sur le côté polar. Bref. Après la décision d’écrire une nouvelle version pour Avignon, je rentrais après le spectacle (je jouais « Rupture à Domicile » au Splendid, à l’époque) et je me réveillais très tôt le matin. J'ai écrit la pièce entre le 15 août et le 15 octobre 2017, essentiellement entre 5h et 10 h du matin..

Je suis aussi allé en Angleterre sur les traces de Turing, faire tout un parcours initiatique : j’ai retrouvé la maison où il est né à Londres, je suis allé à Cambridge où il a étudié, à Bletchley Park dans ce fameux manoir où il a décodé Enigma et j'ai même retrouvé sa maison, dans la banlieue de Manchester, où il s'est suicidé. Ça n’a pas été facile, mais je l'ai trouvée ! Tout ça, pour avoir des sensations, des images, prendre des photos, d'ailleurs certaines d’entre elles sont projetées dans la création vidéo qu'on voit sur scène. Avant d'entrer en répétitions, j'ai fait un gros travail physique, puisqu’il était aussi une marathonien. Il courait dans des temps incroyables, alors je voulais être crédible et j'ai perdu 12 kgs ! Et puis, ça a été tout le travail de création avec Tristan, Amaury de Crayencour mon magnifique partenaire, qui est pour beaucoup dans la réussite du spectacle et l'équipe artistique, musique, vidéo, costumes, décor… Le travail a été d'une grande fluidité, d'une grande évidence, avec beaucoup d'harmonie, beaucoup de bonheur. Et voilà... On joue depuis déjà plusieurs mois. Et… c’est complet !


Bravo. Donc là, c'est parti pour un moment?

"La Machine de Turing" Benoit Solès. Photo: Fabienne Rappeneau (c)

En effet : nous allons jouer à Paris jusqu'à mi-juin. Ensuite, nous revenons à Avignon. Et puis, nous partons sur les routes : en banlieue parisienne, en province, et en Belgique, en Suisse, à Monaco, au Liban, en Nouvelle Calédonie, à Tahiti, à New-York, Los Angeles, San Francisco… Cette pièce va voyager de façon vertigineuse pour moi, qui n'aurais jamais imaginé au départ l'emmener dans le monde entier. Quand je mets ça en perspective avec l’idée que j'ai eue en 2008 d'écrire une pièce sur mon petit mac... Ça a pris une ampleur qui me stupéfie ! Et la 1ère tournée (septembre 2019 à juin 2020) étant complète, nous en prévoyons une seconde en 2020-2021. Donc la pièce va continuer à Paris toute l’année, avec une seconde distribution. C’est fantastique.


Bravo ! Est-ce que ça vous a donné envie de commencer à agréger un autre sujet ? Je dis agréger à dessein.


Il y a un thème ou deux auxquels je pense. Mais pour l'instant, je suis trop dans le jeu, dans l'interprétation, dans le fait de vivre à fond cette aventure, je n'arrive pas à penser à autre chose. Il va falloir que je m'y mette, ça peut arriver demain, parce que tout d'un coup un truc va venir, ou on va parler d'un truc qui va déclencher mais pour l’instant, non. On est mardi aujourd'hui, on se parle et je commence déjà -même s'il est 11h- à penser à la représentation... Toute ma vie en ce moment est tendue vers ça, vers ce rendez-vous du soir. Le spectacle n'est pas particulièrement physique, mais il y a une telle dimension d'investissement émotionnel, que si tu veux donner le meilleur aux gens qui ne le verront que ce soir-là, tu dois arriver “chargé”. Donc, je ne peux pas vraiment faire autre chose pour l'instant. Peut-être qu'à un moment ça viendra, mais pour l'instant, je suis déjà en train de me charger pour la représentation de ce soir.


Super. Merci beaucoup ! Cette aventure qui change votre vie, change-t-elle aussi votre vision du monde ?


Non, parce que, le message profond de curiosité sur les choses, de questionnement profond sur les choses, de doute absolu sur les choses... je suis un peu tout ça, quand même ! Turing a beaucoup de réponse à donner et une intelligence très supérieure à la mienne, mais, émotionnellement, je pense qu'on se ressemble. C'est pour ça que je me suis reconnu en lui. Je suis nul en maths, je ne suis pas du tout un génie, je ne vais rien inventer et d’évidence ne pas changer le cours du monde, mais sa vie fait résonner en moi des choses qui me touchent sur sa différence, sur la façon dont les autres le percevaient, avec défiance, ou moquerie... Donc, ma rencontre avec lui ne me fait pas changer, mais elle me permet, en tant qu’artiste, de “m’engouffrer” et me mêler à lui -sans me mettre en avant- pour parler de lui, tout en essayant de transcender ma propre sensibilité. C'est difficile d'en parler, mais c’est un peu ça... Cette rencontre ne change pas mes convictions ou ma sensibilité, mais elle est un socle qui permet de la communiquer.


Merci à Fabienne Rappeneau pour les photos et à Anne Plantey de m’avoir donné envie d’en savoir plus... Propos recueillis par #PG9


"La Machine de Turing" Benoit Solès et Amaury de Crayencour. Photo: Fabienne Rappeneau (c)







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