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[Salon du Livre] Léonard Vincent: “Shiftas”. La fiction pour mieux dire le réel

« Shifta » désigne en Érythrée, en Éthiopie, en Somalie et dans d’autres pays d’Afrique de l'Est un bandit, un hors-la loi.


« Il suffira d’être assez malins pour transporter tout ça, car tant d’argent ça doit faire de sacrés paquets de linge, d’en laisser une belle tranche à l’oncle millionnaire, d’embraquer dans un petit avion privé pour un aérodrome du Kenya ou du Yémen, de mettre sa part du gâteau en lieu sûr et de tout refaire, tout changer, tout rêver. Dix, vingt, trente millions de dollars, allez savoir, qu’il suffit presque de ramasser. Se faire la belle au fin fond des trous noirs de la planète, être un homme neuf, construit à partir de rien, transfiguré, incompréhensible. Avoir peur de quoi ? Qu’y a-t-il à perdre de si précieux dans nos vies moyennes ?»


Échoués à Mogadiscio, un déserteur érythréen, le cuistot marseillais d’un pétrolier en rade et un berger somali fraternisent. Lorsqu'ils apprennent la mort d’un chef djihadiste bien connu qui a planqué une fortune dans une ferme abandonnée, ils se lancent dans une course au trésor rocambolesque qui sera pour chacun l’occasion d’accomplir sa révolution. Cette cavale de trois pieds-nickelés, sur fond de déménagement perpétuel du monde, a des allures de farce tragique. C'est aussi un éloge de la fuite et de l’amitié, une ode aux déclassés de la mondialisation, portés par l’écriture habitée de Léonard Vincent.


Avant le #RVs avec Léonard Vincent à #Paris au Salon du Livre 2019 Samedi 16/03 de 16H à 18H, au stand des Éditions des Équateurs (H70), nous lui avons posé quelques questions... Bon voyage


Léonard Vincent (c)

Enchanté, Léonard, de partir à la découverte de l'Afrique et d'une certaine partie de ce continent que vous connaissez par cœur... Pouvez-vous en quelques mots nous parler de votre parcours ?


Enchanté, Philippe. J'ai parcours un peu sinueux pour en arriver au journalisme puisque j'ai fait de études de philosophie, particulièrement de philosophie morale et politique en Sorbonne, un parcours donc très académique. Avec une arrière-pensée évidemment : le journalisme. Il se trouve que je fais partie d'une génération qui a bénéficié de grandes signatures, de grandes figures de reporters dans les années 70, 80, avec des grands titres comme “Actuel”, des émissions comme “Résistances” ou “La Course autour du monde” et d’autres choses comme ça, enfin, une mutation et une libération des médias qui était très intéressante. Le journalisme a donc toujours été un compagnon dans ma vie, en tout cas le “grand reportage”. En revanche, je n’avais pas tout de suite l'intention d'en apprendre les techniques. En fait, selon moi, il fallait d’abord nourrir mon esprit et mon écriture pour pouvoir voyager avec une vraie capacité de profondeur, pour pouvoir déceler les mouvements infimes, les contradictions, les secrets, bref tout ce qui sous-tend l'actualité, et pas seulement en rester aux faits, à “l'absurde vérité” comme on pourrait dire, c'est-à-dire à cette espèce de superficialité qui fascine les médias aujourd'hui et qui fait qu’on est envahi de “fact-checking” et d’autres choses comme ça, qui ne disent rien du réel.


J'avais envie de rentrer davantage dans les dynamiques intimes, intérieures, mystérieuses, qui animent les acteurs de l'actualité. Donc, j'ai fait de la philosophie, j'ai lu et découvert la littérature philosophique tout en écrivant de la littérature, du théâtre, de la poésie. Puis je suis arrivé au journalisme un peu par hasard, par opportunité. Il se trouve qu'autour de l'âge de 28-29 ans j'ai eu la possibilité d'intégrer une rédaction et donc de commencer au bas de l'échelle en faisant du desk, comme on dit, dans une grande chaîne de télévision à Paris. Mais très vite, il m’a manqué quelque chose. Il me manquait une dimension plus fervente, plus engagée, plus militante. C'est la raison pour laquelle j'ai accepté la proposition qu'on m'a faite en 2004 d'être le directeur Afrique de l'ONG “Reporters sans frontières” et c'est là que j'ai commencé d'abord à découvrir les histoires individuelles de journalistes, d'intellectuels africains qui avaient été jetés en prison ou assassinés, des destins vraiment à la fois tragiques et fabuleux et puis que j'ai voyagé dans des zones de conflits, dans des situations de crise politique grave. J'ai essayé d’y jouer ma partition, c'est-à-dire d'utiliser les moyens de l'écriture et de l'enquête pour essayer de changer les choses.

Mais au bout de 4 ou 5 ans, j’ai d’abord été épuisé par la lutte permanente, souvent impuissante, face à l’oppression. Et j'ai vite vu les limites de cet exercice. J'ai voulu retrouver la liberté qu’offrent l'écriture et la littérature, l'exercice du reportage littéraire, de la solitude dans l’action. Donc je suis devenu free-lance, comme on dit. J'ai sillonné l'Afrique de manière un peu plus libre, en tout cas en suivant davantage mes désirs que les ordres d'un rédacteur en chef. Et c'est comme ça que j'ai travaillé sérieusement, intimement et quotidiennement sur l'Erythrée, ce petit pays d'Afrique de l'Est totalement oublié au moment où je m'y intéressais, c'est à dire 2008-2009. J'avais déjà rencontré, dans le cadre de mes fonctions à Reporters sans frontières, beaucoup de familles de prisonniers, beaucoup d'Erythréens fugitifs. J'étais allé dans les camps de réfugiés, j'avais fait le tour des frontières érythréennes, parce que je ne pouvais pas y rentrer. Et j’ai continué ce périple, presque sans but, en tout cas sans autre but que l’accumulation d’expériences et d’amitiés. C'est ce qui a donné la matière de mon premier livre publié en 2012, “Les Erythréens”, qui est le fruit de ces 3 années de voyage et d'enquête à la découverte d'un peuple oublié, atomisé aux quatre coins du monde que sont les Erythréens. Cette expérience m'a mis le pied à l'étrier pour, à la fois, conjuguer le journalisme, qui était mon métier, qui l'est toujours et me rapporte des sous, et la littérature, qui reste toujours pour moi l'activité la plus sérieuse où je mets l'apport le plus important de ma personnalité et de mes capacités.


Juste pour revenir sur la période RSF… RSF en soi n'est pas un média. L'association défend les journalistes, mais n'est pas un média…


Non, certes, mais ça a changé aujourd'hui. RSF est devenue une ONG comme les autres, c'est-à-dire avec une structure très différente de ce qu'elle était. C'est maintenant une entreprise beaucoup plus grosse, plus lourde et plus conformiste, qui prend modèle sur Amnesty International ou Human Right Watch, par exemple. Alors qu'à l'époque, on fonctionnait un peu comme un petit commando, mobile et subversif. On essayait d'intervenir efficacement et rapidement sur des situations de crise très particulières en utilisant les moyens du journalisme. C'est d’ailleurs ce qui m'intéressait le plus, c'est-à-dire l’utilisation de l’enquête, de la publication, de l’écriture, de l’agit-prop... Le dévoilement forcé, en somme. C'était un croisement entre l'agence de presse et le média d'investigation. C'était ce qui nous donnait du poids. C’était la mauvaise publicité faite aux prédateurs de liberté de la presse qui nous donnait un levier politique, l’équilibre était assez intéressant.


Vous avez dit quelque chose de très intéressant, quand vous avez parlé de certains médias et du traitement de l'information, vous avez dit : « ça ne dit rien du réel ». Donc, est-ce que pour approcher au mieux le réel, il faut passer par la fiction ?


Je ne vais pas me faire que des copains dans le métier, mais je crois que oui. Je crois que la dimension imaginaire, disons l'improvisation spirituelle, est la seule à même de refléter à la fois les profondeurs et les contradictions de la réalité. L'humanité n'est pas une assemblée de robots, c’est une foule d’affectivités et de désirs, parfois même d’images refoulées, à l'œuvre dans l'Histoire. Je n'ai pas une vision mécaniste de l’humanité et de l'actualité. Je pense qu'il y a tout un monde très intime, très personnel qui habite les acteurs de l'Histoire. Je tire cette conclusion de ma rencontre avec des acteurs politiques, pas seulement des hommes politiques, mais des acteurs de l’actualité. Un exemple frappant pour nous les Français : j'ai lu avec étonnement et en même temps un grand intérêt, que le Général de Gaulle avouait qu’il y avait eu un facteur déterminant un peu décalé, dans sa décision de rompre avec le gouvernement français tel qu'il était le 17 juin 1940 et le maréchal Pétain : sa lecture d'Edmond Rostand. Plus qu'un calcul politique ou une stratégie de carrière… Donc oui, je crois que la littérature, la fiction, l'invention, disons les variations imaginaires sur le réel que permet la littérature donnent une substance beaucoup plus épaisse et beaucoup plus intéressante, et finalement plus juste, au compte-rendu de la réalité humaine dans l’Histoire, laquelle ne peut pas se limiter à la superficialité des petits calculs politiques ou des déductions logiques qu'on peut faire à partir de l’observation des actes des uns et des autres.


Ce qu'on peut aussi rapprocher entre parenthèse de quelque chose qui marque beaucoup le journalisme d'aujourd'hui qui dit, qui crie à qui veut l'entendre que l'objectivité n'existe pas et qu'il n'est pas là pour être objectif et qui se défend d'une obligation d'objectivité. Non ?

La profession aujourd'hui est dans une crise profonde, et pas seulement économique. Elle est dans une crise doctrinale, dirons-nous. Effectivement, beaucoup de monde reconnaît que l'objectivité est un horizon extrêmement complexe à atteindre. Et puis, en même temps, le journalisme a aussi la prétention d'établir des faits et de réduire, de restreindre, d'enfermer le réel dans un certain nombre d'alignements, d'assemblages de faits. Je pense que ce paradoxe est révélateur de l'état d'esprit qui règne dans la profession aujourd'hui, où on ne sait plus trop sur quel pied danser. On est extrêmement contraints par des formats. Par exemple, moi, je travaille à la radio et quand on doit raconter une histoire, un papier c'est sur une minute ; un reportage dans le cadre d'un journal, c'est 1 minute 30 ; à la télévision, c'est à peu près pareil ; dans les journaux, c'est évidemment plus souple, mais il y a quand même la contrainte du format, du type d'écriture… Il y a beaucoup de choses contraignantes. C'est un peu oulipien comme exercice quotidien, le journalisme. Donc on est encore à la recherche d'un point d'équilibre dans le métier étant donné les changements culturels et philosophiques qui sont en train de bouleverser le monde depuis quelques années, avec de nouveaux formats, l’extension du numérique, l'hégémonie culturelle américaine aussi, qui est importante... Le désintérêt, et même la défiance du public envers des médias, enfin… Les journalistes, du coup, sont souvent prétentieux et un peu à côté de la plaque, parce qu'ils ne savent plus trop ce qu'ils font.


Et donc, vous avez décidé de contourner ces contradictions en choisissant la littérature, c'est un peu ça, non ?


Oui, parce que je crois que mon engagement dans le journalisme, puis dans le militantisme associatif, puis dans la littérature, a été toujours motivé par mon désir de participer activement à la marche de l'Histoire. De ne pas détourner le regard loin du monde tel qu'il va. De participer, avec mes moyens, à la marche en avant de l’humanité. La littérature, la création, le récit, la fiction, l'art d'une manière générale, la musique ou le cinéma par exemple, participent tous à l’indispensable profusion d'imaginaire que quelques individus fabriquent au bénéfice de leurs contemporains. Et cette mise à disposition de l’imaginaire est au moins aussi influente que la libre circulation des idées politiques, par exemple. Prenons un exemple très concret. C'est une boutade que je sors souvent et qu’il faudrait que je développe sérieusement un jour : je pense que le Royaume Uni contemporain a été autant modifié, sinon peut-être plus, par David Bowie que par Margaret Thatcher. C'est-à-dire que, si Margaret Thatcher a fabriqué une nouvelle superstructure pour le pays, avec ce qu'on connaît en terme d’effondrement des droits sociaux, de déficience des services publics, de règne tyrannique de l’argent et de ses serviteurs, modifiant profondément la vie quotidienne des gens par des décisions politiques, les sujets de Sa Gracieuse Majesté britannique ont aussi été en grande partie influencés, jusque dans leur identité, par ce qu'a apporté en terme d'émancipation, de bouleversement révolutionnaire, un personnage aussi fabuleux et génial que David Bowie. Et puis ce qu’a fait Thatcher peut toujours être défait. Ce serait plus dur de faire oublier Ziggy Stardust et ses Spiders from Mars aux millions d’envoûtés qui ont dévoré leurs chansons. Pour ma part, j'essaie de garder une cohérence d'ensemble, de ne pas faire de choix qui soient, comment dire, exclusifs les uns des autres, de ne faire donc que du journalisme ou que de la littérature... En bref, j'essaie de conjuguer, dans une cohérence doctrinale d'ensemble, plusieurs pratiques, plusieurs mises en exercice de ma propre vie au service de l'accompagnement de la marche de l'humanité dans l'histoire.


C'est passionnant ! Est-ce qu'il y a un objectif caché dans “Shiftas” dont vous allez nous parler?...

Caché, je ne sais pas. Un objectif que je n'ai pas formulé en toutes lettres, peut-être. Au fond, l'objectif est évident quand on a lu mes autres livres : je suis à la recherche de l'héroïsme. Ce n’est pas nouveau, c'est aussi bien la quête de Stendhal ou de Jean Giono, par exemple. J'explore les différentes manières d'être un héros aujourd'hui, dans ce monde de “managers”, où c'est un mot un peu désuet, en tout cas qui peut faire sourire. J'ai trouvé par exemple, en travaillant avec les Erythréens, qu'il y avait de l'héroïsme dans leur fuite éperdue hors du pays, leur traversée périlleuse du Sahara, leurs embarquements improbables sur des coques de noix pour essayer de sauver leur vie et finalement de se construire une existence ordinaire, se construire une vie en paix, ce qu'ils ne parvenaient pas à avoir ni dans leur pays, ni dans les pays voisins. Il y a de l'héroïsme là-dedans. Dans mon deuxième livre, un naufragé, un Français ordinaire se retrouve dans l'Athènes terrassée par la crise et lui-même traverse une crise, se dénude, se dépouille de tout, pour voir jusqu'où on peut aller quand on n'a rien, qu'est-ce qu'on peut vivre et qu'est-ce qu'il nous est permis d'espérer. Et dans “Shiftas”, c'est la même chose : ce sont trois personnages, trois protagonistes arrivés au bout d'un cycle de leur vie, au bout d'une logique, qui ne voient plus d'avenir et qui, dans leur désespérance, trouvent une force considérable, puisque tout est permis maintenant. Et ils s'engagent dans une aventure invraisemblable sans calculer leur capacité de succès. Je pense que, sans doute entre les lignes, les lecteurs percevront que les personnages principaux savent bien qu'ils sont engagés dans une aventure vouée à l'échec ou en tous cas, pas vouée à la gloire, à un accomplissement extraordinaire. Donc, ça aussi, c'est une forme de l'héroïsme. Comment lutter contre un monde qui nous dépasse, une force si puissante, dans lequel on ne contrôle plus rien, pour essayer de faire une vie qui mérite de porter ce nom : c'est le message qui sous-tend tout mon travail, y compris les romans que je suis en train d'écrire et que je publierai, je l’espère, dans les années qui viennent.


D'accord. Ecoutez c'est hyper prometteur... Donc vous serez au Salon du Livre samedi ?

Oui. Samedi entre 16h et 18h au stand de mon éditeur fidèle, les Editions des Equateurs. Et puis, il y aura sans doute des rencontres en librairie. J'espère aussi vraiment pouvoir aussi me déplacer en province pour rencontrer les lecteurs des petites librairies, lesquelles sont vraiment le sel de la terre de la littérature aujourd'hui en France. Et puis j'attends les premiers retours de la critique avec un certain intérêt. C'est mon troisième livre, mais je vous avoue que j'ai le trac. Parce que l'époque est dangereuse, inquiétante, que je prends la littérature suffisamment au sérieux pour espérer ne pas être repoussé ou marginalisé, parce que je n'aurais pas réussi à intéresser suffisamment de lecteurs pour pouvoir rester vivant et actif dans cette profession. Je mise beaucoup d'espoir sur l'idée que les gens ont besoin d’art, non pas comme un divertissement, une distraction, un plaisir seulement esthétique, pour se changer les idées comme on dit, mais au contraire pour repeupler leur esprit, rallumer la fournaise secrète qui fait bouger les vies humaines, délirer, pour le dire un peu trivialement, et ranimer un feu intérieur, pour que ce monde soit un peu meilleur dans quelques années qu'il n'est aujourd'hui.


L'époque est dangereuse pour qui ?


Pour les plus faibles évidemment. La défense de la dignité des faibles est pour moi le mot d'ordre principal de tous les héros depuis la nuit des temps. C’est une banalité que de le dire, mais ça va mieux en le disant, dans cette époque qui glorifie les “winners”. Je pense bien sûr à Cervantès, à François Villon, à Emile Zola, à Victor Hugo, à Louis Guilloux, à Albert Camus, à Eric Vuillard, entre autres. Tous ces héros qui ont traversé notre littérature, aussi bien Don Quichotte qu’Ulysse, tous les grands héros de la littérature occidentale sont toujours des défenseurs des faibles.


Je vous souhaite cher Léonard, d'être un héros à votre manière: un héros des mots...


Merci beaucoup.


Propos recueillis par #PG9


Léonard Vincent au Salon du Livre Samedi 16/03, 16h/18h (Stand H70)


Editions des Equateurs





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