Culture Etc suit depuis sa naissance l’évolution du très intéressant et sympathique Théâtre de la Rue de Belleville à Nantes et, notamment, des élèves du Théâtre-Ecole qui s’y est implanté (le Théâtre Populaire Nantais). Parce qu’une question se pose inévitablement: quels sont les débouchés d’une telle initiative pour elles-eux? Vous allez donc découvrir ci-après le parcours d’une jeune femme, Emma Binon, que j’ai eu le plaisir de découvrir moi-même sur scène (avec Vincent AV). Il y a quelques temps, Michel Valmer, metteur en scène de la Cie Science 89, nous disait: “le théâtre sert à poser des questions”. Comme vous allez voir, il peut aussi aider à trouver des réponses. Bonne lecture!
Enchanté Emma...
Enchantée Philippe...
J'ai vécu avec vous la belle “traversée” que vous avez présentée Rue de Belleville l’année dernière, Vincent et vous, vous étiez tous les deux, créatifs, présents, l’ensemble était bien rythmé... Bravo. Qu’est-ce qui vous a amenée au théâtre? Qui vous a donné le goût, le plaisir de la scène ?
Je crois que c'est ma mère. J’ai toujours été une enfant curieuse qui allait vers les autres, qui avait besoin d’un contact humain et social. Ma mère l'a rapidement décelé, elle m'a inscrite dans un cours de théâtre, à “Le P’tit Ouest”, et ça a commencé comme ça, à l'âge de 6 ans. J'ai fait 10 ans de comédie musicale dans ce théâtre jeune public. Je n'ai jamais lâché. On y pratiquait le théâtre, le chant, la danse, la musique… mais c’est le théâtre lui-même qui me parlait le plus. C'est là que je me suis dit que je voulais devenir comédienne.
Si elle vous a inscrite dans un cours de comédie musicale, et pas de théâtre, ce qui n'est pas la même chose évidemment, c'est pour vous faire découvrir l'ensemble, c'est ça ? Elle avait capté que vous étiez curieuse de tout ?
Voilà. Et puis à côté de la comédie musicale, elle m'a inscrite à des cours de musique et de danse... Elle m'a laissé un panel de choix assez fou. J'ai eu beaucoup de chance.
C'est génial. Et vous étiez à Rouen ?
C'est ça. Je suis originaire de Rouen en Normandie. J'y ai vécu jusqu'à mes 18 ans et puis après je suis partie pour mes études.
Est-ce que vous vous souvenez de votre premier contact avec la scène?
Je me souviens des cours et des spectacles qu'on a pu faire. C'était une sacrée expérience de se retrouver un certain nombre dans les coulisses, de ressentir, pas le trac à l'époque parce que je pense que je l'ai ressenti beaucoup plus tard, mais les émotions liées à la scène. C'est assez fort, c'est difficile à décrire... Et je le ressens encore aujourd'hui.
C'est marrant, parce qu'effectivement, la 1ère chose dont vous avez parlé c'est le contact avec les autres derrière le rideau. Vous êtes un être effectivement très social ?
Oui. J’aime le théâtre et ce métier en général pour les gens et de par les gens. Sans l’autre pour moi il n'y aurait pas de connexion, humaine ou scénique. C'est le point central d'où naît toute expérience scénique.
Qu'est-ce qui vous meut ? Le travail avec les autres ou le travail pour les autres ?
De travailler avec les autres. Travailler pour les autres forcément, oui, puisque que c'est un peu un triangle amoureux entre soi, l'autre et les spectateurs... Mais, c'est avant tout le rapport entretenu avec le/les partenaire(s) de jeu avec qui je vais vivre un moment particulier qui m’importe. Le spectateur rendra dans tous les cas ce moment d'autant plus particulier par sa présence, son écoute, ses émotions...
C'est très beau comment vous en parlez. Dans les spectacles que vous avez montés à cette période-là, est-ce qu'il y a des choses dont vous vous souvenez en particulier ?
Oui. Un peu plus tard, je devais avoir 14 ans, nous avons monté “La boutique des ans chantés”. C'est un sacré souvenir. La prof' que j'avais, Elisabeth Amsallem, est compositrice, entre autre. C’est une femme très proche des gens qui écrivait nos spectacles, elle écrivait et composait les chansons au piano avec Didier Dervaux. Et la boutique des ans chantés, c'est, je pense le spectacle qui m'a touchée le plus à cette période: nous avions tous un personnage bien défini. Donc on avait ce défi à relever de construire une histoire où notre personnage ancre son identité. Ca se passait dans une boutique éphémère tenue par Bébert l'antiquaire et autour duquel gravitent des personnages aussi lambda que merveilleux. On assiste à toutes ces rencontres entre personnages, les nœuds de l'humain se démêlent autour d'un personnage clé, des chansons gravitent dans cet univers de brocante, d’objets souvenirs, empreints d’histoires autour desquels gravitent notre imaginaire. C’est un souvenir assez fort. Et puis, pour chaque spectacle, on allait enregistrer les chansons en studio. On était vraiment dans une vraie aventure humaine de troupe presque. C'était ça qui était touchant.
Votre rôle dedans, c'était quoi ?
Je jouais une jeune fille qui voulait devenir un garçon. Elle se transformait au sein du spectacle, elle avait du masculin en elle et avait besoin de l'exprimer.
On ressent de ce que vous dites, un vrai souci de troupe, de Cie. Ce qui rejoint tout ce que vous dites depuis le début entre parenthèses. Après cette aventure-là, vous êtes donc partie à Lille.
Oui, après la comédie musicale, j'ai pris des cours de théâtre en amateur et j’ai voulu me former de manière pratique et théorique pour un jour me professionnaliser. J’ai passé un bac option théâtre, je suis partie à Lille avec une bande de copines faire une licence “Arts du Spectacle”, le but étant d’obtenir un vrai bagage théorique pour comprendre l'histoire du théâtre, de sa naissance à nos jours. A côté de ça, j'ai pu rentrer au Conservatoire d’Art Dramatique dans une optique plus professionnalisante.
Parce que le Conservatoire est un haut lieu de la pratique du théâtre ?
Oui. Après, on peut y voir du bien et du mal, je pense que tout dépend du Conservatoire où l’on étudie et ce que l’on vient y chercher. Celui de Lille est un conservatoire de Région donc, ça n'est bien sûr pas comparable à un Conservatoire National comme à Paris. J’y ai appris beaucoup grâce à l’ouverture d’esprit de mes professeur(e)s, on y étudie des textes classiques comme contemporains, on a eu la chance d’avoir des stages de clown, de méthode Feldenkrais, taishi, masque neutre et de Bâle, ou encore de danse contact. La pluralité est une force maîtresse pour découvrir et se découvrir.
Pareil, de ces 3 années de cours au Conservatoire, est-ce qu'il y a un texte, un auteur, qui vous a marqué ?
Oui. Racine ! On a chacun choisi des scènes de pièces différentes et on a créé un spectacle rassemblant ses diverses histoires. C'est là où j'ai découvert sa langue. J'aimais déjà beaucoup les mots à l’époque, j'ai été bercée par la verve de Devos ou de Desproges au théâtre et au cinéma aussi, avec les films de Truffaut, Pagnol... Plein d'univers différents qui font que j'ai toujours été très proche de la langue mais là, je l'ai découverte à travers un auteur classique. Il utilisait très peu de mots de la langue française mais avec tellement de force que j'en suis tombée amoureuse, ou plutôt en fascination. C’est là que je suis tombée sur “Phèdre”... et j’ai tenté de jouer ce personnage avec un copain.
Qu'est ce qui s'est passé après Lille ?
C'est un peu particulier, parce que j'ai fait l’équivalent de trois cycles, mais en Cycle 3 on était trop peu pour ouvrir une classe. On assistait donc aux cours des cycles 2 et à ceux du COP, le cycle d'orientation professionnelle, qui prépare notamment aux Grandes Ecoles. D’être bercée entre deux groupes m'a apporté beaucoup, notamment par les stages, sauf qu’à cette période je ne me voyais pas tenter les concours. Je ne me sentais pas prête. Je suis tout même partie un peu plus tard à Bruxelles pour tenter l'INSAS avec des copains, on y est allés en bande encore une fois. Je n’ai pas été reçue, mais j’avais envie de découvrir la ville donc je m’y suis installée un an. J’y ai rencontré des gens dans le théâtre par un autre biais: en cherchant du travail dans le quartier où j’étais, Scharbeek, je suis tombée sur une cave avec un bar - cabaret. J'apprends que cette cave est située sous l'ancien appartement de Jacques Brel, c'était assez drôle. Je me suis retrouvée serveuse le soir et la nuit, le midi je travaillais dans un restaurant, l’après-m’, je faisais baby sitter. A côté je prenais des cours d'improvisation. De retour en France, avec l’intention de revenir au théâtre - ça n’allait pas trop-, j'ai pris une carte de France et je me suis dit : je vais où maintenant?
J'avais entendu parler de Nantes et de son empreinte culturelle. Une ville proche de l’océan... Je devais rester une semaine, je me suis installée. J’ai été prise dans une école de théâtre mais ça ne me plaisait pas plus que ça. Par contre, j’y ai fait une rencontre essentielle : l’équipe du TPN. J'ai pu voir comment ils travaillaient, de la construction d’un espace, au jeu, en passant par la gestion du bar. Ca trimait dur et ça m'a fait penser un peu au théâtre de Vilar, à la décentralisation théâtrale, aux gens qui se sont bougés et qui ont mobilisé les troupes pour chercher, construire, réinventer, sans cesse. Le théâtre populaire à proprement parler. Ils m'ont fait part de leur projet de créer un théâtre et une école et j'ai signé direct. J'ai passé l'audition dès que je pouvais, j'ai été prise. Au début ils m'ont dit “tu passes l’audition, mais tu as fait un Conservatoire avant, pourquoi tu ne veux pas te lancer ? “Je n'avais pas l'aplomb nécessaire pour monter à cette époque-là une compagnie ni de contacts pour rejoindre des projets, ce qu'on fait aujourd'hui avec Vincent. Donc, je me suis dit, je me reforme encore un an, deux ans, 3 ans et puis on verra. D’une manière ou d’une autre on aura jamais terminé de se former.
Pendant ces 3 années-là, du coup, on va dire que la comédienne en vous a éclos ?
Disons que là je me sentais vraiment à ma place, donc oui, il y a eu un vrai déclic.
De quel sentiment est venu ce déclic?
D'avoir trouvé ma place quelque part avec des gens avec qui je parlais le même langage. Un langage commun, dans un lieu commun, une nouvelle maison quoi. J'ai habité au “P’tit Ouest” et là, j'ai pu poser mes petits pieds dans une autre maison...
C'est une chance que vous avez eue durant ces trois années Rue de Belleville, d'avoir un théâtre à vous.
C'est ça. En fait, on a traversé 3 années assez particulières, puisque nous sommes la 1ère promotion de l’école. On a vécu la mise en place des cours en parallèle de la construction du lieu lui-même. Au départ on avait cours au Théâtre de Poche Graslin pour la pratique et au café le Landru pour la partie théorique, c'était drôle de prendre des cafés en même temps que d'apprendre la naissance du théâtre en Grèce antique. Et on a vu se construire ce magnifique théâtre, presque pierre après pierre. Ensuite on a pu avoir cours et monter les premiers spectacles de l’école au sein du théâtre, c'est un grand luxe.
Le fait de voir le lieu se construire, se bâtir, se monter... ça vous a aidé à, vous-même, projeter quelque chose ?
Oui. Je pense qu'inconsciemment, il y a cette idée qu'on fait physiquement partie du lieu, quelque part. On a donné un coup de main comme on pouvait, on a vu ce lieu se bâtir et toute l'énergie mise en œuvre par l'équipe du TPN avec tous les gens bienveillants autour d’eux. C'est très émouvant, la naissance d’un lieu. Ca ne peut pas laisser indifférent... Qu'on soit élève, spectateur, du milieu artistique ou non, ça touche. Comme quand on détruit une maison ou qu'on déménage. Là, c'est la naissance d'un lieu, une histoire qui prend racine à Nantes. Je leur souhaite de durer le plus longtemps possible.
Donc vous venez de nous parler d'une grande traversée qui est la vôtre, la traversée au cours du temps, et on en arrive à une autre traversée, celle-là est une pièce. Que pouvez-vous nous en dire ?
“Traversée” est née d'une rencontre essentielle, fondamentale même, entre Vincent Alvar et moi. On fait partie de la même promotion. On avait dès les premières années envie de travailler, d’écrire ensemble, parce qu'on a en commun cet amour des mots. Vincent est venu à moi avec un premier brouillon, un squelette d'histoire, celle que l'on raconte aujourd'hui: un homme de 30 ans complètement perdu, endolori par l'amour, puisqu'il vit une rupture amoureuse jusqu’à ce qu’une femme qui représente l'amour arrive sur sa route. Il m'a dit “Si tu veux on écrit et on joue ensemble”. Le pari était assez fou... et j'ai dit “Ok ! Allons-y !” Il a écrit la plupart du texte au début, à l’occasion d’une carte blanche de vingt minutes à présenter en deuxième année. Par la suite j'ai apporté des corrections et c'est devenu une co-écriture.
C'est devenu votre pièce à vous deux ?
Voilà. Vincent est à l’origine de la pièce, il s’est inspiré d’une histoire passée pour faire éclore le début de l’histoire et c’est par la suite que j’ai apporté des corrections au texte qui évoluait fréquemment. Puis sur la fin on a fait un patchwork d’idées communes et de nos codes de langages bien différents et j’ai apporté ma patte par ci par là.
Du coup, vous avez apporté un œil créatif, un autre un œil qui était vraiment créatif ?
En fait, Vincent emploi un langage très métaphorique qu’il exprime à travers un univers bien à lui, très intérieur. Quant à moi, mon amour des mots ne s’exprime pas de la même manière que lui à l’écrit. Je voulais davantage mettre en avant un dialogue où le corps exprime autant que des mots de par le jeu et des personnages bien définis. C’est là où l’on a trouvé une certaine complémentarité. On a essayé de s'accorder l'un et l'autre : Vincent a apporté une base littéraire teintée de poésie où je tentais d’amener de la légèreté et du comique pour ne pas tomber dans une fable qui tombe dans le pathétique.
Vous vous êtes appropriée le texte et le personnage de ce que j'ai vu quand je vous ai vus...
J'essaie! On a deux personnages très différents. L'homme est un être assez lambda, un monsieur tout le monde: Alfred, 30 ans passés, qui a une vision assez banale du bonheur, avec la maison, les deux enfants, le petit chien et qui, quand il rencontre l'amour est perturbé puisqu'il s'attend peut-être à une femme assez voluptueuse, sensuelle, fantasmée, fantasmagorique. Sauf qu’il se retrouve face à un petite femme, secrétaire de bureau, qui en a vu passer et à qui il ne faut pas raconter n'importe quoi parce qu'elle sait à peu près tout. Eton a imaginé ces deux personnages en décalage. Elle, c'est un personnage archétypé, presque, qui pourrait se rapprocher de la Commedia dell’arte si on étire encore les traits du personnage. Le but c'est d'avoir une projection vraiment loufoque, presque burlesque, comique et légère en même temps de cet homme banal qui voit l'amour arriver à lui : on a tous du Alfred en nous.
Donc, vous avez créé votre Cie pour justement pouvoir faire tourner cette pièce.
C'est ça. On avait l'occasion de jouer 20 mn de cette pièce et on a choisi de la rallonger, d'écrire une heure de spectacle.On a terminé il y à peu notre heure de spectacle qu'on a pu jouer pour la première fois le 12 mars dernier au Théâtre de Poche Graslin. Avant toute cette aventure de pouvoir jouer dans des salles, on s'est bien rendus compte qu'il fallait que le spectacle soit porté par une troupe, par une équipe artistique et donc on a décidé de s'entourer pour créer La Crieuse Majuscule. Bénédicte Blanchard notre oeil extérieur nous aide beaucoup sur la création et à garder le moral des troupes... Et puis on a aussi eu la chance de rencontrer Florentin Demoulins qui est technicien son-lumière, qui a une formation en son et qui se forme avec nous sur les lumières. Et maintenant c'est le début pour nous tous d'une belle traversée. Une belle aventure, c'est clair. Une question pour conclure, quelle est la place du théâtre dans la société, pour vous ?
Le théâtre est pour moi l’un des seuls lieux au monde qui permet de s'exprimer entièrement en toute liberté. Le jugement ne viendra que de l'extérieur mais jamais de la scène d’un théâtre. Qu'il soit politique, social, dans tous ses aspects le théâtre est la forme d'expression qui permet cette liberté totale.
C'est très beau ce que vous dites. Vous venez de définir “la Crieuse majuscule” en fait, non ?
Oui en partie. On va essayer de créer notre identité ou au moins d’accorder les cordes de nos arcs pour créer une histoire à La Crieuse Majuscule.
La manière dont vous avez parlé de la place du théâtre de la société, c'est vraiment ce qu'on peut entendre en écoutant au final votre nom !
Oui, c'est ça. C'est venu d'un coup, très spontanément. J'ai sorti ça à Vincent et on ne sait pas pourquoi, ça nous est resté, donc on a choisi ce nom. C'est vrai que dans la crieuse on a ce côté très revendicatrice, très grande gueule, qui s'exprime sur la place publique. J'aime bien cette idée de place publique, le théâtre vient en quelque sorte de la rue. Et puis il y a cette majuscule qui peut en imposer,qui met les points sur le I et les barres sur les T comme on dit et qui veut s'exprimer librement,avec les mots mais aussi parle corps.
Bravo!
Un clin d’oeil à Vincent AV, qu’on pourra lire prochainement. Propos recueillis par #PG9
MISE A JOUR EN IMAGES (ou suite, comme on veut!)...
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